Diplômée des écoles d’art de Munster, d’Avignon et de Bourges, Delphine Trouche est peintre. Depuis quelques années, elle construit une œuvre abstraite fondée sur le détournement de motifs empruntés à l’histoire de l’art (la touche de couleur répétée à l’infini, héritée de Supports/Surfaces), à la culture populaire (le palmier, la baguette de pain) ou à l’iconographie religieuse et ésotérique (l’œil). Souvent organisés sur le feuillet de papier – son support de prédilection – autour d’un centre en expansion, ces motifs jaillissent des limbes, mis au jour par une explosion picturale de laquelle tout semble pouvoir advenir. Séduisants ou vulgaires, ils sont pour elle non-figuratifs tant ils ont été épuisés par le regard. Échappant à une narration trop explicite, ils résonnent dès lors plus librement dans l’inconscient collectif pour s’inscrire aussi dans un récit intime propre à l’artiste.
Ce goût de la plasticité des formes répond au plaisir physique de peindre, que Delphine Trouche ressent avec intensité. Sur du papier fixé à la gomme laque ou parfois sur le mur lui-même, elle procède par couches successives, à l’aide notamment de réserves réalisées au scotch, et aime créer des effets de matière avec les textures de l’acrylique, de l’huile, de l’encre ou de l’aquarelle. À cela se mêle un questionnement politique sur la nécessité de déjouer, par le rire et la fantaisie, une sorte de virilité picturale, très prégnante en France selon elle (pouvoir théorique, voire doctrinal, de nombreux groupes de peintres ; importance historique et suprématie académique du tableau ; épaisseur symbolique de la couche de pigments corrélée à la valeur marchande de l’œuvre, etc.). Avec finesse, elle invite le spectateur, dans le cadre même de sa peinture mais aussi à l’occasion de performances, à s’interroger sur les puissances normatives – sociales, sexuelles, économiques – qui structurent notre regard.
Camille Viéville : Tu travailles essentiellement sur papier. Peux-tu me parler de ce choix ?
Delphine Trouche : J’adore le papier comme matière. Par ailleurs, j’ai vécu à l’étranger : le papier se transporte aisément, même dans des endroits reculés.
Mais, il faut le dire, ça a d’abord été un choix économique. Étudiante, je n’avais pas les moyens de m’offrir des toiles. Quand j’ai pu en acheter, je me suis aperçue que mon rapport à ce support était moins immédiat que mon rapport au papier. Je perdais un peu de fraîcheur, sans doute embarrassée par la peur de rater, en raison du coût même de la toile. Je me rendais bien compte que ça ne marchait pas.
Je me suis alors posée la question suivante : pourquoi peint-on sur toile ? Historiquement, les artistes ont préféré le châssis au bois pour des raisons pratiques ; rien qui fasse vraiment sens pour moi. Cette réflexion s’est donc muée en choix politique. Pourquoi systématiquement donner aux images que je crée une forme bourgeoise, la forme tableau ?
C.V. : Tu utilises des motifs, des signes empruntés à la culture populaire, à l’histoire de l’art ou au cinéma, qui s’agencent comme des collages.
D.T. : À l’origine, l’emprunt relève de la blague : survoler l’histoire de la peinture, faire des clins d’œil et être lisible pour le spectateur qui reconnaît facilement les motifs. C’est aussi une manière d’être ironique à l’égard de la peinture française qui a beaucoup usé du motif avec sérieux. Quant au principe du collage, il est lui-même un emprunt : un emprunt au modernisme.
C.V. : Tu travailles aussi par couches.
D.T. : Les couches successives sont une manière de créer de la profondeur sans avoir recours à la perspective illusionniste et au dessin traditionnel. Je commence par une pellicule de gomme laque pour fixer le papier, avant d’utiliser différentes acryliques, la peinture à l’huile, l’encre ou le graphite. Il y a donc un jeu sur la profondeur et les espaces mais aussi sur les matières, avec des effets de brillance ou de matité. J’aime bien ça. Au début, ça me permettait aussi d’avancer dans l’œuvre sans avoir nécessairement décidé au préalable ce que j’allais faire. Je pouvais travailler sereinement et avoir, au cours de la réalisation, des temporalités différentes, en fonction des temps de séchage notamment.
C.V. : L’idée de l’explosion est récurrente : on la perçoit déjà dans la série que tu avais montrée au Salon de Montrouge (2014) et elle est encore très présente dans les œuvres que tu as réalisées ces dernières semaines.
D.T. : Quand j’ai commencé à travailler sur l’explosion (ou l’implosion, on ne sait pas toujours), je croyais que c’était une simple recherche formelle. Mais petit à petit, je me suis rendue compte qu’il s’agissait d’autre chose : il s’agissait de poésie. L’explosion est un moment de cristallisation où tout semble possible ; elle rend tout majestueux, tout indécis. D’un point de vue pictural et métaphorique, ça m’intéresse. Par exemple, le palmier, que j’ai souvent peint, est un motif très graphique, à la fois chargé et complètement déchargé de sens, et qui a cette forme explosive, s’ouvrant au soleil. On retrouve ça chez certains cactus qui font une fleur, comme une explosion de couleur, et puis qui meurent. Un instant de grâce, quoi...
C.V. : Tu peins sur papier. Mais est-ce que tu dessines ?
D.T. : Oui, depuis un an. À mes yeux, le dessin est lié à la figuration – ce qui est faux, évidemment. Pendant longtemps, j’ai eu peur de dire des conneries mais je suis devenue plus indulgente avec moi-même, je m’autorise donc à raconter davantage. J’accepte de plus en plus de nommer des choses, d’être figurative, moi qui me considère comme une artiste abstraite. En ce moment, je fais un petit poussin qui porte son baluchon : je l’ai piqué à Nicole Eisenman [née en 1965]. Comme c’est elle qui l’a dessiné la première, je ne suis pas responsable de ce motif, bien qu’il soit très narratif, très littéral et empli de sens.
C.V. : Dans ton travail, tu fais également appel à l’humour – tu parles d’humour pictural d’ailleurs.
D.T. : Bon, tout le monde ne le perçoit pas : parfois, il n’y a que moi qui me marre !! Ces temps-ci, je travaille sur l’objet « œil ». C’est un motif omniprésent dans les représentations religieuses, spirituelles ou encore maçonniques, bref, des domaines dont on n’a pas le droit de rire ! Alors qu’en réalité – dans la vie comme dans la peinture –, il n’y a rien de sérieux.
Je ne comprends pas la sacralisation d’une forme. De la même manière, je ne comprends pas la sacralisation de l’abstraction. Je m’intéresse donc au détournement de systèmes picturaux qui sont présentés comme très intelligents, graves. Par exemple, j’ai travaillé le motif de la baguette de pain en réaction à toute l’histoire de la nature morte, souvent vue comme une sorte d’essentialité de la peinture, et de sa symbolique. On peut faire des petits carrés noirs sur fond blanc mais on peut aussi faire des petits carrés aux couleurs du rainbow flag ! L’austérité dans le travail ne m’intéresse pas.
C.V. : Quelle est la part de politique dans ton œuvre ?
D.T. : La manière dont je travaille est politique. Peindre, dessiner, écrire, penser, faire de la recherche, passer du temps à s’occuper de petites choses qui n’ont pas ou peu de valeur économique, c’est politique. Échapper à la productivité, être inefficace, c’est politique. C’est même le dernier rempart avant l’effondrement.
En ce moment, je lis beaucoup d’écrits féministes, par exemple La Pensée straight de Monique Wittig [paru en 1992]. Elle analyse comment être lesbienne permet d’échapper à la norme hétérosexuelle et à sa conception aliénante des rapports hommes-femmes. À partir de ce constat, elle propose une alternative grâce à la libération de la pensée hors de cette norme. Une révolution qui ne reposerait pas que sur des questions économiques, c’est intéressant, non ?
Ces lectures nourrissent une réflexion que j’ai entamée en amont sur la désobéissance et elles commencent à pénétrer ma peinture. Mais c’est un tournant très compliqué : comment insuffler des idées politiques dans un travail qui à mes yeux est poétique ? Je peins sur le mur ou sur un papier fixé au mur, comme des percées : cela revient à ouvrir un espace mental où il y a la place pour la projection et peut-être aussi pour une proposition politique, sans imposer mes idées, sans coincer le spectateur.
C.V. : Pour finir, aurais-tu un dessinateur ou un graveur à recommander à OSP ?
D.T. : [Silence] Je me rends compte que je regarde beaucoup de peinture, peu de dessin et jamais de gravure ! Ces derniers temps, je me suis davantage intéressée à l’art des femmes, auquel j’emprunte des choses. J’ai regardé Hilma af Klint [1862-1944], qui est très à la mode aujourd’hui, Anni Albers [1899-1994], dont je trouve le travail somptueux, ou Elisabeth Frieberg [née en 1977], une artiste suédoise. Et une jeune dessinatrice, Chloé Robert [née en 1986] avec qui j’ai collaboré cet hiver à l’occasion d’une résidence à La Réunion.
Propos recueillis à Paris le 13 février 2019.
Delphine Trouche est née en 1982 et travaille à Paris.
(En ouverture : Stella chérie, 2018, encre et acrylique sur papier, 35 x 27 cm)
Pour citer cet article :
Camille Viéville, « OSP aime les artistes #05 : Delphine Trouche », camille-vieville.com, mis en ligne le 11 mars 2019, consulté le [date de consultation]
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