Par Camille Viéville
Tout en développant l’un et l’autre une œuvre personnelle, Louise Aleksiejew et Antoine Medes travaillent en duo depuis les bancs de l’École supérieure d’arts et médias de Caen, dont ils sont sortis diplômés en 2016. Leur premier projet commun, Ping-Pong, importante série (toujours en cours) de dessins à deux cases dominée par le principe de dialogue, a ouvert la voie à une coopération plus étroite encore où les arts graphiques conservent une place fondamentale. Ainsi élaborent-ils sur papier leurs projets à quatre mains – de grands croquis parfois annotés, où chacun est libre d’ajouter ou d’effacer. Quand une esquisse les satisfait, ils réalisent l’œuvre, tantôt ensemble, tantôt séparément, en fonction du temps mais aussi de l’inclination de chacun pour la technique choisie : plâtre, céramique, textile, encre de Chine, aquarelle ou gouache, crayon de couleur ou graphite, etc.
L. Aleksiejew et A. Medes explorent toutes sortes de médiums avec une appétence à la mesure de leur désintérêt des hiérarchies traditionnelles entre peinture, sculpture, arts dit « mineurs » et artisanat. Leur grande consommation d’images (publicités anciennes et récentes, reproductions d’œuvres d’art, manga, bande dessinée populaire ou underground, cinéma, animation, etc.) nourrit d’un détail de forme, d’un ton, d’une lumière leurs créations, sans pour autant qu’ils ne pratiquent l’art de la citation ou du détournement. Point de jeu de piste ici mais plutôt, sur fond de délectation rétinienne, une réflexion sur la puissance et la dialectique des images et leur convulsion à l’ère d’internet.
Camille Viéville : Vous avez commencé à travailler ensemble en 2014 avec une série de dessins intitulée Ping-Pong.
Antoine Medes : On a commencé à travailler ensemble quand on était étudiant aux Beaux-Arts de Caen. On s’est rendu compte qu’on avait des protocoles assez proches, une culture du dessin et une culture populaire qui se rejoignaient ainsi qu’une volonté partagée de questionner les hiérarchies. Louise s’intéressait à la BD et à l’illustration, et moi, à la gravure et à un certain rapport au savoir-faire. Tout ça s’est entremêlé dans nos discussions : on a longuement parlé avant de commencer à produire.
Louise Aleksiejew : On entretient chacun une collection d’images sur Tumblr, qu’on alimente régulièrement au fil de nos explorations sur le net. On a alors découvert que l’une et l’autre avaient de nombreux points communs.
A.M. : C’est devenu entre nous un moyen facile de partager des images. Ensuite j’ai proposé à Louise de dialoguer par le dessin, sur des chutes du papier Arches que j’utilisais en gravure, avec cette même idée de partage d’images à l’esprit : ça a donné la série Ping-Pong. Une sorte de laboratoire graphique transportable qu’on se transmet l’un à l’autre.
L.A. : Oui, on a commencé cette correspondance dessinée pendant les vacances d’été. Ce sont des feuillets de 15 x 25 cm sur lesquels on crée deux images (chacun une) qui dialoguent entre elles. Ça fonctionne comme des questions-réponses. C’est aussi un moyen de provoquer des réactions chez l’autre.
A.M. : À l’époque, c’était une manière d’amorcer des processus de création émancipés de l’école mais aussi de certains canons de l’art contemporain et d’explorer les périphéries. L’anonymat de ces dessins – aucun n’est signé – est aussi un espace de liberté, qui autorise des choses comme la bêtise ou l’anecdote. Puis peu à peu on a trouvé, grâce à Ping-Pong, un langage propre à notre duo, une façon d’explorer les possibilités de la divergence.
L.A. : Dans un premier temps, on a pensé la série en terme d’images, avant de la penser en terme de dessin – le geste, la technique, la couleur, les ruptures de style.
A.M. : Oui, en terme de dialectique de l’image, aussi. Avec des références à la BD et à l’accrochage.
L.A. : On pose le principe qu’une image n’existe jamais seule. Les dessins de Ping-Pong sont de dimensions variables d’un feuillet à l’autre mais toujours séparés par une marge d’un centimètre. Cette marge est une évocation de la gouttière de la bande dessinée, un interstice dans lequel le spectateur peut se faufiler.
A.M. : Ce blanc tournant autour des images appartient autant au domaine de la bande dessinée qu’à ceux du graphisme et de l’estampe. Il évoque le montage cinématographique ou le cadre de l’animation. Il permet une respiration et la narration. D’ailleurs, on pense beaucoup à la troisième image, à l’image manquante, qui est celle du milieu.
C.V. : Encore aujourd’hui, le dessin est au cœur de votre collaboration.
L.A. : Dans mon travail individuel, le dessin est à la base de tout, l’outil idéal pour inventer un monde. Je ne pense rien sans dessiner, c’est comme ça que je construis les choses. De même, le dessin a un rôle double dans notre travail commun : c’est une fin mais c’est aussi un moyen. Après avoir commencé Ping-Pong, on a rapidement eu envie de mélanger nos dessins dans un même espace. Le dessin est vraiment un outil pour communiquer : quand on réalise une sculpture en duo par exemple, on part toujours d’un brouillon élaboré à deux.
A.M. : Le dessin est ce qui se prête le mieux au dialogue. C’est comme de la prise de notes de formes ou de signes.
C.V. : C’est comme une écriture, non ?
L.A. et M.D. : Oui, totalement !
L.A. : Par ailleurs, en bande dessinée ou dans les textes théoriques que j’écris parfois, je bascule indifféremment du texte au dessin pour développer mes récits ou mon propos, comme si c’était une langue commune. Je ressens également cela quand je nomme un dessin ; pour moi le titre précède parfois la réalisation de l’œuvre, il lui sert parfois de point de départ.
C.V. : Vous regardez beaucoup d’images de différente nature, sur internet notamment, et avec lesquelles vous jouez dans votre œuvre. Est-ce que vous pouvez me dire un mot de cette digestion des images, terme que vous employez vous-mêmes ?
A.M. : Le mot « digestion » implique un rapport organique à l’image. J’aime bien aussi le terme de sédimentation : les choses prennent des formes différentes, sont compressées, se confondent.
L.A. : La digestion implique une dimension alimentaire, un rapport au plaisir. Je suis très gourmande d’images. Cela fait partie de mon quotidien, mais cette consommation est aussi un moyen de comprendre comment je veux me positionner, en dépassant les hiérarchies entre peinture/publicité/illustration, par exemple. Ça serait malhonnête de ne pas reconnaître qu’on vit entourés d’images. Le tri ne s’effectue pas en amont, mais au cours de cette digestion : certaines images subsistent, laissent des traces et s’hybrident dans nos esprits, en intégrant une sorte de corpus mental qui resurgira parfois dans le travail. C’est également lié à notre hyper-production d’images. On nous a parfois interpellés sur ce point : dans un monde déjà saturé, il serait de notre devoir de produire des images de grande qualité. Mais on n’y croit pas du tout. On consomme et on produit beaucoup par le biais de la surprise, de l’erreur, de l’inattendu, de la blague.
A.M. : On a beaucoup lu John Berger [(1926-2017) écrivain et critique anglais] chez qui il y a une suggestion de l’éthique de l’image mais aussi une démystification de l’œuvre d’art. Il ne cesse de souligner l’importance de comprendre les images dans leur contexte.
L.A. : On essaie de réfléchir à ça et de donner à voir, dans notre travail, ces réseaux visuels et picturaux qu’on a absorbés, qui nous dépassent et auxquels on participe en même temps.
C.V. : Quel lien faites-vous entre l’usage dématérialisé de ces images et le dessin ainsi que vos pratiques très marquées par l’artisanat, la céramique, la xylogravure ou la linogravure, et le textile ?
A.M. : C’est un rapport entre le voir et le faire, qui va aussi avec un style de vie. Les enseignements techniques ayant quasiment disparu aux Beaux-Arts, notre génération a l’habitude d’utiliser les tutoriels sur YouTube pour apprendre. On aime chercher des solutions pour répondre à des rapports de formes qui bloquent, par exemple. De même qu’on démystifie les images, on démystifie le savoir-faire technique, la question du tour de force ou du grand œuvre. On aime ce glissement du projet dessiné, quelque chose de presque conceptuel, à la réalisation d’un objet en céramique ou en textile, davantage inscrit dans le quotidien. Et puis j’adore travailler à l’échelle du bibelot.
L.A. : La question de l’utile transparaît dans certaines de nos pièces (sans qu’elles soient pour autant utilitaires). On est très sensibles à des artistes pour qui la vie c’est l’art et l’art c’est la vie. On regarde le Bauhaus, les textiles de Sophie Taeuber-Arp[(1889-1943)] ou les œuvres de Valentine Schlegel [(née en 1925)], animés du fantasme de créer nos propres objets.
C.V. : Vous êtes soucieux aussi de respecter une certaine économie de moyens.
L.A. : On fait avec ce qu’on a à notre disposition, on est très pragmatique.
A.M. : Oui il y a une forme d’opportunisme à se saisir de ce qui est disponible, à se laisser guider par les circonstances. Cela s’inscrit dans un rapport d’échelle avec nos moyens mais aussi avec notre réalité.
C.V. : Votre travail est-il politique ?
L.A. : Notre travail n’a pas de composante militante et ne porte pas de revendication. Mais comme tout travail il témoigne de certaines de nos réflexions notamment sur la question de l’image, les hiérarchies entre arts majeurs, arts mineurs et culture populaire et les constructions sociales auxquelles elles se rapportent.
A.M. : On parle beaucoup de politique entre nous, c’est quelque chose qui nous intéresse, mais l’éthique et la prudence sont en jeu. Tout en ayant des attitudes politiques – nous sommes un homme et une femme qui travaillons à deux et qui réfléchissons à ce que ça implique dans le monde de l’art – , on est très soucieux d’éviter la propagande et l’instrumentalisation des idées dans notre travail. Le dessin est pour nous un moyen de questionner avec nuance des modèles politiques qui ne nous conviennent pas, tout en échappant à la polémique ou à la position d’expert.
L.A. : Plutôt que de pointer du doigt, on préfère examiner notre propre vision. Ce qui est politique, c’est le regard : celui qu’on propose comme ceux qu’on interroge. Et ça, on le doit aux textes de John Berger sur l’histoire de l’art comme paradigme bourgeois.
A.M. : Oui, quand on pense à la politique des images, Berger est vraiment un modèle pour nous.
C.V. : Pour finir, auriez-vous un dessinateur ou un graveur à recommander à OSP ?
A.M. et L.A. : The Chicago Imagists [mouvement éclos dans les années 1960 en marge de la School of the Art Institute of Chicago et à l’esthétique figurative marquée par le grotesque, l’Art Brut, le surréalisme ou encore la publicité] !
A.M. : Les Chicago Imagists avaient une certaine proximité avec le pop art mais avec un véritable goût de la culture populaire.
L.A. : Ils ne se sont jamais placés au-dessus de la culture populaire, de laquelle ils dépendaient, ils y ont participé en piochant dedans.
M.A. : Et leurs dessins, leurs peintures et leurs sculptures sont au même niveau. Il y a une sorte de pertinence, d’honnêteté entre les mediums qui est assez belle. Et qui d’autre ? Paul Cox [né à Paris en 1959] !
L.A. : Je suis d’accord ! [rires]
M.A. : Il m’a donné envie d’être artiste quand j’étais enfant. Il est à la croisée de la peinture, du dessin, de l’art contemporain, du graphisme, de l’édition. Il n’est pas clair du tout sur son propre statut car je crois qu’il s’en fout !
Propos recueillis à Paris le 29 janvier 2019.
Louise Aleksiejew est née en 1994 et travaille à Saint-Ouen.
Antoine Medes est né en 1994 et travaille à Saint-Ouen et Montreuil.
(En ouverture : Velma, 2016, graphite, encre aquarelle et encre de Chine sur papier Arches, 26 x 21 cm)
Pour citer cet article :
Camille Viéville, « OSP aime les artistes #04 : Louise Aleksiejew et Antoine Medes », camille-vieville.com, mis en ligne le 13 février 2019, consulté le [date de consultation]
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